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De rouille et d'os

Sélection officielle - Compétition
France / sortie le 17.05.2012


ORQUES ET BARBARIE





«- J’suis Opé. »

C’est une histoire d’amour. Il faut le spécifier car c’est la première fois qu’Audiard en fait le cœur de son film. Non pas que l’amour était absent de ses précédentes œuvres, mais il y était périphérique, ou accidentel. Là, le cinéaste a inversé ses pôles. La marginalité, les petits trafics, la France souterraine sont sur le bord du récit. Plus encore, cette précarité parasite presque l’élan romanesque de son scénario.

De rouille et d’os reste cependant brutal, âpre, noir, comme tous les films du réalisateur. Cela ne l’empêche pas de changer de matières et de couleurs. L’eau évidemment, si cruelle, si jouissive, piège tendu par Thanatos mais qui a les vertus séductrices d’Eros. Une eau « minérale », dont la texture est plus proche d’un tableau que d’une photo. Cette eau qui noie les innocents, qui se mélange au sang. Ce sang omniprésent dès la première scène de Marion Cotillard, après une rixe dans une boîte. Coups et blessures permanents qui servent de métaphore, un peu appuyée, aux mauvais sorts du destin. Et puis il y a le soleil, cette lumière qui écrase l’horizon, qui donne la vie aux morts, qui sature l’espace de cette Riviera peu glamour, qui caresse la peau. Jamais Audiard n’avait offert un film si éclairé, si lumineux. Et parfois majestueux.

Si Matthias Schoenaerts épatera ceux qui n’ont pas vu Bullhead – il hérite d’un rôle tout aussi physique, mais plus sensible, plus protecteur, que dans le film belge qui l’a révélé cette année – il ne surprendra guère les cinéphiles avec ce personnage simple et sans repères. Suffisamment généreux pour être un bon samaritain, suffisamment paumé pour s’embarquer dans les pires galères.
Assurément, c’est Marion Cotillard qui étonne. Non pas que l’on doutait de ses talents de comédiennes, mais cela faisait des lustres qu’elle n’avait pas joué un rôle à sa mesure, dans un film de grande facture. Forte et fragile, cruelle et digne, cette dresseuse d’orques et de mâles, zombie amputé et femme radieuse, impressionne d’autant plus que le cinéaste lui offre les plus belles scènes. Si Schoenaerts sait faire tirer les larmes, Cotillard nous touche avec sobriété. Le plus bel enchaînement est celui où elle se mémorise ses gestes de chorégraphe animalier sur son fauteuil roulant pour finalement aller les reproduire gracieusement devant le mammifère marin à qui elle doit son handicap.

Tout le talent d’Audiard est de savoir monter ce genre de séquences. Comme il monte l’accident atroce de manière rapide : c’est furtif, suggéré, jamais obscène. La voilà immobilisée pour un temps quand lui est toujours en mouvement (il marche, il boxe). La voici paria : et il faut bien un marginal pour la trouver normale. S’il y a bien une chose que le scénario construit subtilement, c’est leur alchimie, leur complétude. Jusqu’à ce moment où la bête est K.O., à terre, sonnée par les coups de son adversaire dans un match clandestin, et où la belle décide, contre les règles, de venir parmi les supporters, pour lui donner du courage.

De rouille et d’os s’adresse à un large public. C’est un mélo « mainstream » où le handicap est « banalisé » (les effets visuels sont saisissants), où faire l’amour avec une femme amputée n’a rien de vicieux ou de pervers. Juste quelque chose de naturel. C’est dans ce regard porté sur cette femme, à travers les yeux de cette femme, que la caméra d’Audiard nous émeut le plus. Cela nous rappelle quand le cinéaste sublimait Emmanuelle Devos, malentendante, dans Sur mes lèvres. Les deux femmes se font écho.
Malheureusement, le réalisateur n’a pas pu s’empêcher d’y adjoindre des histoires « parallèles », des relations conflictuelles et tendues nettement moins intéressantes, qui freinent le récit. Cette obsession de vouloir « socialiser » une romance dévie notre attention et nous empêche une immersion totale dans cette rencontre humaine magnifique. La barbarie l’emporte sur l’harmonie.

Ce couple qui part de rien comprend lentement, qu’ensemble tout est possible, même si, chez Audiard, le bonheur est impossible. Excepté dans ce film, où le final en agacera plus d’un. Il n’y a ni le sadisme d’un cinéaste nordique, ni l’humanisme d’un cinéaste britannique, ni même la dérision d’un cinéaste espagnol. Audiard offre un épilogue hollywoodien, manipulant les spectateurs avec une amorce atroce pour l’achever avec un optimisme factice. Les mains sont rouillées par les chocs, les os sont remplacés par des prothèses, mais le sang ne coule plus. Et on ne retiendra finalement qu’une seule chose : ce regard bleu sublime d’un homme contemplant les seins blancs et leurs tétons dressés d’une femme. Comme si rien d’autre ne comptait.

vincy



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