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It must be heaven

Sélection officielle - Compétition
/ sortie le 04.12.2019


LOIN DU PARADIS





« - Il prépare une comédie sur la paix au Moyen-Orient.
- C’est drôle en soi.
»

Cela faisait trop longtemps, exactement dix ans, que l’on n’avait pas eu de nouvelles d’Elia Suleiman, et c’est rien de dire que son regard sur le monde nous manquait, de même que son cinéma si fin et si brillant qui a l’élégance de nous faire rire avec les aberrations de l’existence. On retrouve donc son personnage lunaire et mutique, en transit entre la Palestine, Paris et New York. Où qu’il soit, ce double du cinéaste à l’air impassible observe le monde qui l’entoure et nous le restitue à travers son propre regard, accentuant ainsi l’absurdité des situations et l’ironie permanente de la vie.

Dès la première séquence (hilarante), on comprend que le « paradis » du titre n’est pas si simple à atteindre, et qu’il faut probablement donner de sa personne pour y avoir accès. Ensuite, les situations fantaisistes, voire loufoques, se succèdent presque sans dialogue dans une succession de plans fixes (champs contre champs) bourrés d’humour décapant et de poésie mélancolique. Une fois de plus, le cinéma d’Elia Suleiman nous évoque celui des plus grands réalisateurs burlesques, Buster Keaton en tête, avec son comique extrêmement visuel, souvent chorégraphié comme un ballet. Il y a les policiers en hoverboard qui poursuivent un voleur, les promeneurs du jardin du Palais Royal qui se promènent avec leurs chaises sur le dos, les balayeurs municipaux qui jouent au golf avec leurs balais…

Chaque séquence est comme un petit plaisir de cinéma, une mini-histoire indépendante racontée par la simple juxtaposition des plans, et dont l’ensemble est un portrait tantôt cruel, tantôt fantaisiste de nos sociétés névrosées, obsédées par la sécurité, les normes et le maintien de l’ordre. C’est d’autant plus ironique que tout est perçu par le regard d‘un homme venant, lui, d’un pays où le danger et la violence sont palpables et quotidiens, comme il le montre dans une scène terrible durant laquelle deux soldats essayent des lunettes de soleil à l’avant d’une voiture, de manière un peu ridicule, avant qu’un bref plan sur l’arrière de leur véhicule dévoile une jeune femme les yeux bandés.

Le cinéaste réalise ainsi un grand film sur l’absurdité de l’existence, la notion d’identité et le sentiment d’appartenance. Il imbrique à la fois la situation au Moyen-Orient (avec notamment la très belle métaphore du voisin qui vole les citrons, puis taille et arrose l’arbre), les travers des sociétés occidentales comme la France (et sa réglementation tatillonne) ou les Etats-Unis (et son obsession du port d’armes), mais aussi malgré tout leurs bons côtés, à l’image de ces plans presque enchantés sur l’élégance des Parisiens. A cela s’ajoute un regard satirique sur le monde du cinéma, à travers un producteur qui déplore que le film proposé ne soit pas assez palestinien, ou une productrice qui tient à tourner en anglais un film sur la révolution mexicaine.

Peut-être reste-t-on un poil sur sa faim, comme souvent avec le cinéma si ténu d’Elia Suleiman, mais on est surtout bouleversé par l’intelligence de son propos, et la tonalité désespérée qui s’en dégage discrètement, élégamment, mais inexorablement. Le cinéaste ne semble en effet guère se faire d’illusions sur l’état du monde contemporain, et peut-être même sur l’Humanité en général.

MpM



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