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Chambre 212

Certain Regard
France / sortie le 30.10.2019


NOS PLUS BELLES ANNÉES





« Ça me regarde si les garçons que je croise, j’ai envie de les déculotter. »

« Le côté vaudeville, je suis pas contre ». Chiara Mastroianni annonce la couleur. Pourtant Chambre 212 est bien plus qu’un marivaudage. Christophe Honoré signe là sans doute son meilleur film, et en tout cas son plus riche, dans le fond comme dans la forme.

« Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance ». L’article 212 est le fondement de cette histoire d’une nuit, où sont convoqués les rois de la screwball comedy américaine (jusqu’à un cousin nommé Alexander Leach, aka Cary Grant), Bernard Blier (pour la partie surréaliste), Woody Allen (pour les répliques savoureuses et punchy), Alfred Hitchcock (forcément avec cette chambre avec vue), Roman Polanski (avec ce brin de fantastique en huis-clos) ou encore Orson Welles (le café Rosebud puisque le passé, le fétichisme et les souvenirs sont convoqués au présent).

«C’est juste une activité sexuelle amusante. »

Drôle, incisif, juste, étincelant, et même cinglant, le film est une réflexion à multiples facettes sur le couple face au vieillissement et sur l’être individuel confronté à sa nostalgie et ses envies. C’est magnifiquement écrit et brillamment interprété par un quatuor insolite : la fidèle Chiara Mastroianni, qui trouve ici son plus beau personnage, ce qui lui inspire sa meilleure performance en près de trente ans de carrière, son ex (à la ville) Benjamin Biolay, en homme fragile et sensible, Vincent Lacoste, qui réussit une fois de plus à créer un personnage avec peu de billes, et Camille Cottin, dans un registre plus inattendu, dévoilant un potentiel infini.

« T’as vu dans quel état tu m’as mis. »

Entre Port-Royal et Montparnasse, Chambre 212 aurait pu être une de ses comédies de mœurs parisiennes bavardes et faussement existentielle, une de ces pièces de théâtre filmées. Christophe Honoré déjoue à chaque plan nos craintes en inventant des procédés proprement cinématographiques : la volonté de Maria qui s’incarne en sosie d’Aznavour, la mère et la grand-mère, pas franchement impeccable sur la morale, les amants (tous canons) qui s’amoncellent dans la chambre, son mari âgé de 14 ans et de 25 ans. Il mélange les temporalités en offrant des faces à face entre la professeur de piano d’il y a 25 ans à celle qui est à l’aube de ses 60 ans, ou entre le mari d’aujourd’hui et celui de leur rencontre.

Sans aucun temps mort, cette chanson d’amour et de fantômes défie la réalité et la rationalité pour parler de la vie, du désir, du couple, des regrets, des erreurs de chacun. Telle cette chambre d’hôtel qui fait face aux chambres de l’appartement du couple, le film est un miroir où se reflètent aussi bien les corps que les consciences.

Dès le départ, le réalisateur inverse d’ailleurs les rôles classiquement attribués au genre masculin et féminin. C’est l’homme qui est au foyer, qui s’est « sacrifié » pour sa vie de couple, jusqu’à accepter le refus de son épouse d’avoir des enfants. C’est la femme qui s’éclate avec de jeunes hommes, aux fesses rebondies, parce qu’ils sont beaux (mais aussi par fantasme anthroponymique). Ce sont les femmes qui assument leur sexualité, sans se soucier des conventions ou de la morale, qui matent et séduisent, qui renversent le modèle du XIXe siècle où le mari batifolait en toute impunité. En prenant ce point de vue féministe, le réalisateur s’autorise une variation moderne de la crise du couple, sans accuser l’un ou victimiser l’autre. Les torts, s’il y en a, sont partagés : chacun a sa part de responsabilité.

« Pourquoi avoir réveillé le passé ? »

Cet état des lieux d’un mariage - qui s’est dissous dans la durée – se transforme en exercice où l’on solde le passif. Ils se balancent des réquisitoires, osent un peu de moralisation et de jugements. C’est ce déchirement qui rend le film aussi juste que touchant. Durant une nuit, à cœur ouvert, un homme pleure seul chez lui tandis que sa femme plonge dans un songe irréel qui lui sert de psychanalyse. Après tout, le passé peut hanter une femme coupable d’un crime, comme Maria le raconte à propos d’une nouvelle d’Henry James.

Mais Christophe Honoré s’amuse, lui aussi, avec ce carnage domestique, où l’amour triomphe toujours de nos failles et de nos souvenirs, souvent embellis. Ce jeu nocturne offre la possibilité d’un choix : la séparation, refaire sa vie, changer son destin, ou se retrouver. A de rares poncifs près, il décrypte très bien le statut actuel de ce mariage et les frustrations de ses deux contractualisés. Mais il souligne aussi ce qui est beau dans la durée – notamment avec le (beau) personnage de Carole Bouquet, ou cette alchimie des corps unique même avec la peau qui se fripe. C’est clairement un film de maturité, qui balaie les inquiétudes et angoisses qu’on peut ressentir en passant les années. C’est toute la beauté du propos : de consoler comme de rassurer alors qu’on éprouve un vertige devant le déclin (physique) ou la dépression (psychologique).

« Ah, c’est moi en face de moi ? »

Mais si le film est un régal qu’on savoure immédiatement, c’est aussi parce qu’il est traversée par une folie douce, non dénuée d’émotion(s). L’introspection n’est ni sombre ni pesante durant cette « opening night ». Elle est à l’image de ce final, « libre » (car il s’agit bien de liberté dans Chambre 212), où l’on refait sublimement « Could it be magic » de Barry Manilow (« oh baby I need you I need you come come come into my arms again (…) could this be the magic at last? »).

C’est un film qui s’éloigne des sentiers battus cinématographiques, qui prend des chemins de traverse narratifs, pour arriver à destination, dans la rue qui sépare l’hôtel de l’appartement. Entre deux. A la croisée des chemins. On prend alors conscience que Christophe Honoré a réalisé son œuvre la plus foisonnante et la plus aboutie, cohérente malgré son délire. Celle où l’on rit et celle où l’on est troublée, celle où l’on se projette et celle où l’on se reflète. Un objet cinématographique particulier qui fait un bien fou et qui rend joyeux, alors qu’on craignait la désillusion. « Alors, c’est ça la belle vie ? ». Oui. Les plus belles années sont souvent celles qu’on n’a pas encore vécues.

vincy



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