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festival-cannes.com

 

En guerre

Sélection officielle - Compétition
France / sortie le 16.05.2018


LA FOI DU TRAVAIL





« - Le site est en danger.
Non, ce sont les ouvriers qui sont en danger.
 »

En guerre est peut-être le plus ultra-contemporain des films que l’on aura vu cette année. A chaque plan, à chaque dialogue, on a l’impression d’être dans le monde réel, devant la télévision ou au coeur d’une manifestation. A travers ce conflit social qui en rappelle tant d’autres, Stéphane Brizé capte en effet l’écho de notre époque où s’entremêlent intimement la grève des cheminots, les blocages des universités, les multiples luttes contre les licenciements et les délocalisations et la colère sociale qui gronde à chaque coin de rue.

Dès le départ, il adopte des choix formels très forts qui consistent à presque toujours filmer les personnages au milieu d’un groupe. Pour cela, le cinéaste utilise une très faible profondeur de champ qui lui permet d'avoir un premier et un troisième plans flous qui encadrent le personnage à l’écran. De cette manière, non seulement le spectateur est en immersion dans la foule avec eux (il a la même vision de l’orateur que s’il était debout derrière d’autres militants) mais en plus le collectif est systématiquement mis en avant comme force globale. L’utilisation d’une musique répétitive, extrêmement marquée, qui connaît de fulgurantes montées en puissance, transcende le format hyper documentaire du film en lui apportant un aspect quasi épique, à la fois ancré dans le monde, et atemporel et universel.

Idéologiquement, le film se situe avant tout sur un plan moral, et plus précisément sur la parole que l’on donne et que l’on doit tenir. C’est ainsi que s’agence cette tragédie grecque des temps modernes dans laquelle Laurent Amédéo, l’Antigone du XXIe siècle (incarnée par un formidable Vincent Lindon) se bat pour le droit de travailler et de percevoir un salaire à la fin du mois plutôt que de toucher une prime importante avant de se retrouver au chômage. La parole est de manière générale au centre d’En guerre : concrètement, puisque la plupart des séquences mettent en scène des dialogues ou des discours tenus dans le cadre syndical. Mais aussi sur un plan plus abstrait. Pour le personnage principal, cette parole donnée qui n’a pas été respectée revient en effet comme un leitmotiv. On sent que cela représente pour lui le noeud gordien du conflit, plus que les délocalisations ou les licenciements. Une question d’honneur qui est préalable à toute chose.

Stéphane Brizé ausculte également le choix du langage et la manière dont se fait la communication. Ainsi, il oppose la parole spontanée et hésitante, heurtée, des ouvriers, et la parole fluide et soutenue de ceux qui ont le pouvoir. Il décortique également ce que l’on appelle désormais les éléments de langage : ces formules toutes faites, ces tournures de phrase, ces arguments fallacieux omniprésents dans le discours des puissants. Lesquels, eux-aussi, entrent en forte résonance avec notre époque. La mère française du PDG allemand, et ses vacances en Camargue, par exemple c’est le grand-père cheminot de Macron. Le « je sais que c’est difficile à comprendre » du PDG France, c’est l’obsession de la « pédagogie » du gouvernement et du président de la République, toujours (faussement) persuadés que si l’on rejette leur politique, c’est juste parce qu’on ne la comprend pas.

Le cinéaste montre ainsi l’infantilisation en marche, la mauvaise foi, mais aussi la parfaite incompréhension entre les deux parties qui s’affrontent et qui très visiblement ne vivent pas dans le même monde. Pour autant, il serait injuste d’accuser Brizé d’angélisme ou de manichéisme, car ce qu’il met en lumière n’est rien d’autre que ce que l’on entend en boucle sur BFM télé (les extraits de la chaîne sont d’ailleurs judicieusement utilisés) et dans tous les journaux télévisés et radiophoniques de France et d’ailleurs. En parallèle, le réalisateur ne cache pas les dissensions entre ses personnages, et fait de la division des salariés l’obstacle principal à une lutte sociale efficace et réussie. Il montre notamment la divergence de points de vue, les concessions des uns, les compromis des autres. Deux visions qui s’opposent entre action de la dernière chance, tournée vers l’espoir, et résignation morne et polie. Ce n’est pas pour rien qu’il y a en exergue du film la citation de Brecht : « Celui qui combat peut perdre, celui qui ne combat pas a déjà perdu », car elle est au fond au coeur de l’engagement du personnage principal, qui en fait une question de principe. Une de plus.

Avec En guerre, Stéphane Brizé choisit donc clairement son camp, celui de la lutte jusqu’au boutiste, de l’engagement collectif et de la parole donnée. C’est sans doute pour cela que son film ne peut se permettre d’être utopiste, ou simplement optimiste. Il faut boire jusqu’à la lie la coupe de la guerre sociale, assister impuissant aux accès de rage et de violence désespérée des grévistes, voir s’effondrer leurs minces espoirs d’un monde simplement plus juste et moins brutal. Mais comment en serait-il autrement ? Le réalisateur ne fait que montrer ce qui se déroule sous nos yeux jour après jour, année après année, et qui trouve en ce moment une forme d’apogée avec l’indifférence condescendante d’un pouvoir qui se sait tout puissant. Le titre du film, alors, sonne soudain comme une invitation.

MpM



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