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Grave

Semaine critique - Films en sélection
France


LE GOÛT DES AUTRES





"Je suis gay, ça fait 20 ans que je dois me cacher. C'est pas pour me taper des meufs quand j'ai enfin la paix !"

Depuis son court métrage Junior présenté en 2011 à la Semaine de la Critique, on savait que Julia Ducournau serait une réalisatrice à suivre. Confirmation évidente avec son premier long, Grave, qui s'inscrit dans la (passionnante mais encore trop sous représentée) veine du film de genre français, dans lequel le fantastique ou le paranormal contaminent peu à peu l'intrigue sans l'absorber tout à fait. Grave est ainsi un mélange de teen movie, de film fantastique et de portrait générationnel qui propose d'emblée différents niveaux de lecture, du poids de l'hérédité aux douloureuses métamorphoses de la fin de l'adolescence en passant par les liens étroits entre Eros et Thanatos.

On sent chez Justine, l'héroïne, la violence de la fin de l'innocence et l'intensité des premières fois, alliées à l'urgence de désirs irrépressibles. Son premier contact avec la viande, chair crue aux échos symboliques, la jette dans une sorte d'avidité foisonnante et de lâcher-prise généralisé qui rendent possibles tous les excès.

C'est là qu'intervient le personnage primordial de la sœur aînée, celle qui sera à la fois l'initiatrice et la chalengeuse, la victime et la coach de ce qu'elle a elle-même contribué à éveiller. Les deux sœurs se lancent alors dans une surenchère d'actes déviants et troublants alimentés autant par leur rivalité que par leur complicité indéfectible. C'est en effet la relation familiale si spécifique qui réunit les deux jeunes filles qui permet d'éclairer le jeu étrange dans lequel elles se lancent. L'atavisme (social comme familial) pèse lui-aussi sur les ressorts de l'intrigue, qui de ce fait n'épouse presque aucun des archétypes du genre.

Cela tient pour beaucoup à l'audace d'écriture de Julia Ducournau qui impose un ton hyper personnel à son récit, entre ironie et angoisse, humour noir et clins d'œil au cinéma gore. La séquence où l'héroïne dévore presque malgré elle un doigt humain appartenant à l'un de ses proches est ainsi probablement l'une des plus troublantes qu'il nous avait été donné de voir au cinéma depuis longtemps. Cela contraste avec les scènes de bizutage stylisées, ou les séquences purement scolaires autour des carcasses d'animaux. Mais à chaque fois, le choix du point de vue ou la construction du plan laisse planer le doute sur l'imminence d'un basculement vers une tonalité plus étrange, voire horrifique. La caméra est au plus près des corps, suivant Justine dans la mêlée des fêtes étudiantes ou des corps à corps amoureux et violents. La réalisatrice n'a d'ailleurs pas peur de rendre toute sa corporalité à la jeune fille que l'on voit vomir ou se gratter en plans serrés. On est évidemment loin de l'imagerie traditionnelle de la féminité sanctifiée et magnifiée. L'héroïne est un être de chair et de sang aux désirs sexuels affirmés et puissants qui n'hésite ni à prendre les choses en mains, ni à expérimenter ce que ses désirs lui dictent.

Comme une évidence, la nouvelle génération à laquelle appartient Julia Ducournau est plus audacieuse que les précédentes dans la représentation de la sexualité en général et de la sexualité féminine en particulier. Mais c'est vrai également dans la manière qu'a la réalisatrice de résoudre des équations cinématographiques comme la représentation du corps, la perception de l'étrange dans la banalité du quotidien, la captation des émotions violentes. Le seul endroit où elle échoue à se démarquer, c'est dans son utilisation tonitruante et systématique de la musique pour souligner les passages les plus anxiogènes et / ou puissants du récit. C'est d'autant plus maladroit que le montage et la mise en scène suffisaient en eux-mêmes à dramatiser ces passages. Mais cela ne suffit pas à modérer l'enthousiasme que l'on ressent devant la promesse d'un cinéma qui réunit avec une telle simplicité apparente l'audace formelle à la recherche existentielle. Car au fond, la seule chose qui serait vraiment grave, c'est que Julia Ducournau arrête de faire des films.

MpM



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