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festival-cannes.com

 

Rester vertical

Sélection officielle - Compétition
France / sortie le 24.08.2016


VIT DEBOUT





"T'es vraiment sûr que les vipères, ça te ferait chier qu'elles disparaissent ?"

Alain Guiraudie continue de creuser le sillon d'une cinématographie unique, où la part de rêverie est indissociable d'un regard très acéré sur la société et l'époque, et où la surprise est au rendez-vous presque à chaque plan. Qui d'autre que lui est capable de s'engager sur ces chemins de traverse cinématographiques qui prennent à contrepied presque tout ce que l'on a l'habitude de voir, utilisant un langage et des échos qui font appel à la fois à l'intelligence et sens du jeu du spectateur ? Au risque parfois (souvent ?) de le déconcerter, voire de le perdre.

Dans Rester vertical (probablement le plus beau titre de cette compétition cannoise), le début est incroyablement exigeant, semblant faussement partir dans tous les sens alors qu'il pose en fait les bases du récit d'une manière totalement relâchée mais extrêmement précise. Tout est là : les lieux, et notamment le grand causse de Lozère qui donne lieu à de magnifiques scènes de nature, les personnages, ces silhouettes au départ juste entr'aperçues et dont on pense qu'elles font seulement de la figuration, les thèmes, comme le désir de Léo, le personnage principal, de voir un loup... Les scènes, courtes, morcelées, exposent donc la situation, lancent des pistes, puis s'évertuent à les brouiller, ne nous emmenant jamais où on le croirait. Bien malin celui qui, dès le départ, devinera quels personnages feront un bout de chemin ensemble...

Cet aspect imprévisible, au fond éminemment romanesque, empêche le spectateur de ronronner dans son fauteuil : il lui faut être à l'affût, en pleine conscience, tous les sens éveillés pour capter l'incroyable beauté des plans de Guiraudie (qui convoque la peinture italienne époque Renaissance), la poésie onirique de certaines séquences merveilleusement absurdes (comme celles chez la guérisseuse quasi elfique), l'essence politique diffuse de son propos sur le désir de paternité, l'euthanasie ou le refus de la résignation. C'est aussi parfois moins subtil, quand par exemple il se lance dans un argumentaire sur la question du loup, qui certes trouve de nombreuses résonances dans nos sociétés, mais est étonnamment didactique.

Pourtant, si l'on accepte d'abandonner ses réticences et ses tics de spectateur nourri au blockbuster américain, on se laisse happer par le rythme asynchrone de ce cinéma qui prend le temps de filmer la nature en majesté comme les corps à l'abandon. Une fois encore, Alain Guiraudie refuse toute pudeur lorsqu'il s'agit de montrer sexes et sexualité, et s'amuse même à des variations autour de l'Origine du monde de Courbet. Bien sûr, on peut déplorer la séquence frontale d'accouchement, qui renvoie le sexe féminin à sa fonction purement reproductrice : les personnages féminins n'ont jamais vraiment été le fort du cinéaste. D'ailleurs, il ne filme pas son actrice principale (India Hair) sous son meilleur jour : l'air bovin et la parole de plus en plus rare, la jeune femme n'est au fond qu'une génitrice sans importance. Il n'y avait évidemment pas besoin de forcer le trait à ce point-là pour prouver (avec raison) que l'instinct maternel n'est pas inné, et que parfois les pères ont plus envie d'enfants que les mères. C'est sans doute là une des plus grandes maladresses du film.

Pourtant, lorsqu'il s'attache aux personnages masculins, Guiraudie retrouve toute sa subtilité et sa bienveillance. Il dresse même une jolie galerie de portraits, des hommes plutôt en marge, avec des physiques atypiques, de ceux que l'on voit rarement sur grand écran. C'est une constante dans son cinéma, de même que la figure du jeune homme attiré par un homme plus âgé. Il n'y a pas d'âge pour le désir et la séduction. Pour la fuite, non plus, car chacun à sa manière abandonne le personnage principal qui se retrouve peu à peu seul face à lui-même, lancé lui-même dans une fuite en avant sans espoir de retour, taraudé par le désir irrépressible de réconcilier des mondes irréconciliables. Mais il est des fossés symboliques que l'on ne peut plus combler.

Car ce que fuient tous les personnages, c'est au fond la même chose, une société de plus en plus violente, symboliquement comme concrètement, des rapports humains toujours plus agressifs, une situation sociale qui n'en finit plus de se précariser. Cette violence sans visage se matérialise dans la séquence finale (qu'on ne dévoilera pas) sous une forme qui ramène le film à la forme primitive du conte autour duquel il n'avait jamais vraiment cessé de tourner. Les dernières répliques du film sont toutefois un hymne d'espoir et un appel à la résistance, puisqu'elles appellent tout simplement à rester debout. En cette étrange époque de mai 2016, cela prend évidemment un étrange écho avec l'actualité. Pour Guiraudie, la nuit ne suffit pas, et c'est toute une vie debout qu'il revendique. Avec dignité et sans compromis, pour ne pas se laisser bouffer par l'adversité. Et pour ceux qui voient aussi dans ce désir de verticalité un sous-entendu sexuel, ce n'est pas incompatible, n'est-ce pas ?

MpM



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