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Le fils de Saul (Saul fia)

Sélection officielle - Compétition



UNE JOURNÉE EN ENFER





"T'as abandonné les vivants pour les morts."

Tout est flou, puis un homme s'approche lentement de nous jusqu'à atteindre le point de netteté. La caméra saisit alors son visage et ne le lâche plus. C'est lui qui sera au cœur de l'image pendant la centaine de minutes suivantes, le plus souvent en plan rapproché. Autour de lui, tout est soit flou, soit morcelé. Une esthétique rendue possible par l'utilisation d'un objectif 40mm à très faible profondeur de champ qui isole le visage de Saul du reste du cadre.

La question de la manière dont il faut filmer le Shoah se pose souvent. Frontalement, pour témoigner au plus près de l'horreur des camps d'extermination ? Ou au contraire hors champ, parce qu'une telle horreur ne peut pas devenir un spectacle ? Lazlo Nemes se garde bien de trancher, mais trouve sa propre voie pour raconter l'indicible. Une proposition formelle fulgurante qui lui permet de montrer ce que l'on n'avait jamais vu avec une telle précision au cinéma : la logistique de la Shoah. L'organisation des "équipes" chargées d'assister les SS, les différentes étapes du chemin de croix conduisant au four crématoire, les problématiques très concrètes de productivité, de nettoyage, de rangement... Mais aussi la vie secrète du camp, basée sur la réalité historique : trafics en tout genre, tentatives de récolter des preuves (photos, écrits) des massacres de masse, résistance armée et tentative de révolte. Un quotidien ultra-concret et méthodique qui glace le sang, même s'il est le plus souvent suggéré.

Un grand travail de son a notamment été opéré pour retranscrire l'ambiance sonore des crématoriums. Les ordres hurlés des SS, les cris des victimes, les claquements métalliques, le brouhaha permanent... Si l'image s'acharne à en montrer le moins possible, la bande sonore peut se permettre d'aller plus loin. À elle seule, elle rend compte d'une réalité impalpable du système nazi, basé à la fois sur une organisation rigoureuse et une hiérarchie complexe, mais entièrement débordée par sa propre efficacité. Tant de convois arrivent à Auschwitz qu'il y règne une frénésie et un sentiment d'urgence parfaitement retranscrits par l'ambiance générale du film. D'où cette impression de chaos permanent, mélange d'ordres et contre-ordres qui se font écho, d'insultes qui pleuvent en même temps que les coups, ou de la lancinante rengaine "Arbeit, Arbeit". Et puis ce "sortez-moi ces pièces" hurlé à la cantonade qui donne envie de vomir, quand on réalise qu'il s'agit d'un euphémisme pour parler des cadavres.

Dans cet enfer déshumanisé, Saul, le personnage central, est un bloc monolithique entièrement tendu vers son but. On le suit dans ses allers et venues dans le camp, toujours en mouvement, la tête baissée, le corps effacé. Aucune émotion ne transparaît sur son visage, hormis lorsqu'il découvre parmi les victimes un garçon qui pourrait être son fils. Il met alors toute son énergie dans la quête d'un rabbin, dérisoire symbole d'une paix apportée au défunt dans l'au-delà. Impossible, bien sûr, de ne pas penser à Antigone, prête à mourir pour enterrer son frère. Le parallèle est d'autant plus juste que tous deux se battent au nom d'un principe absolu auquel aucune raison (d'état ou de survie) ne peut être opposée. Par cette obsession d'une sépulture offerte à ce fils dont on ne sait jamais réellement s'il est bien le sien, Saul introduit dans le camp quelque chose qui n'y a plus place, que l'on appelle ça compassion, dignité ou humanité. Quand il s'agit de supporter l'insupportable, chaque homme a ses limites, et en croisant le chemin de ce jeune garçon, le personnage rencontre la sienne.

Le rapprochement avec la tragédie grecque n'en est que plus évident. Dès lors que l'idée lui est venue, Saul se raccroche à son projet insensé (mais qu'est-ce qui est sensé à Auschwitz ?) comme à une bouée de sauvetage. Les rouages du destin s'enclenchent et plus rien ne peut empêcher la fin qui l'attend. Mais peut-être est-ce justement parce que sa fin est inéluctable que Saul s'obstine jusqu'à la folie. Peut-être est-ce là le dernier acte qui le relie à la vie. Sur ce point, Laszlo Nemes laisse les motivations de son héros à la libre interprétation de chacun. Seule compte la situation de cet homme que l'on force à participer à un génocide de masse, qui est condamné à court terme et pour qui l'espoir n'est plus qu'un mot oublié du dictionnaire, et qui pourtant risque le peu qui lui reste pour un acte purement symbolique. Parce que parfois les symboles sont la seule chose qui nous reste pour demeurer humain.

Le fils de Saul fera sûrement débat : pour son hypothèse de départ, pour ses choix esthétiques, pour son regard sans concession, ou juste parce qu'il s'agit d'une fiction sur Auschwitz. Pour certains, la Shoah est tout simplement un sujet intouchable. Il ne saurait pourtant y avoir de tabou en art. Et cela est d'autant plus vrai que Laszlo Nemes réalise une oeuvre magistrale et irréprochable qui doit au contraire être vue comme un document indispensable. A une époque où certains relents racistes, antisémites et communautaires ne cessent de parasiter le vivre ensemble, un film comme Le fils de Saul rappelle jusqu'où la haine peut conduire et ce que l'être humain, sous couvert de théories scientifiques ou d'opportunisme politique, est capable d'infliger à son semblable. C'est le droit le plus strict de chacun de décider de regarder le film, ou non, mais c'est un devoir de lui permettre d'exister.

MpM



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