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Interview de Phyllis Nagy, la scénariste de Carol
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Carol, le roman

 

Carol

Sélection officielle - Compétition
USA


THE WINTER GUEST





«- Juste quand on pense avoir touché le fond, on tombe en panne de cigarettes ».

Todd Haynes signe son grand retour sur le grand écran avec cette adaptation d'un roman de Patricia Highsmith, The Price of Salt. Comme Loin du paradis, Carol est un pur mélodrame, dans la tradition hollywoodienne des années 50, en phase avec l'époque des faits, et une reconstitution artistique perfectionniste de cette période. Les deux films se regardent comme deux miroirs se reflétant même si Carol ne porte pas en lui les mêmes références cinématographiques. Son esthétisme est davantage une reconstitution très fidèle qu'un exercice de style.

Dans cet univers feutré, courtois, distingué et sublimement élégant, le cinéaste filme certains plans comme un peintre : certaines scènes sont de véritables tableaux où les mouvements et les gestes sont soigneusement orchestrés et magnifiquement discrets.
Mais cela ne suffirait pas à nous séduire. C'est bien la romance dramatique, portée par un quintet entre accords et désaccords, qui nous envoûte subrepticement. Dans Loin du paradis, le mari découvrait son homosexualité et l'épouse se réfugiait dans l'affection pour un homme noir. Le couple se brisait naturellement sous les yeux d'une société raciste et homophobe. Dans Carol, le couple se fracasse parce que le mari, mâle dominant très conservateur, considérant sa femme comme une propriété, refuse qu'elle soit libre de choisir sa vie, celle d'une invertie.

Todd Haynes a toujours filmé les amours à la marge. L’amour qui se bat contre la morale, les conventions, les préjugés, la « norme ». Ce qui distingue Carol, et à l’origine le roman de Patricia Highsmith (publié sous pseudonyme au moment de sa parution), c’est la représentation positive (pour les années 50) d’un amour au féminin. Ce n’est plus forcément sulfureux ou provocateur aujourd’hui (quoique) mais le réalisateur a su y apporter un regard atemporel et universel, notamment avec une dialectique subtile qui trouve encore un écho aujourd’hui.
Et l’histoire, discrètement, va progresser vers un choc silencieux qui nous bouleverse au moment où on ne s’y attend plus… En bon orfèvre, Todd Haynes offre une vision exquise et sophistiquée d’une liaison dangereuse. Un lesbianisme chic mais une histoire d’A naturelle, sans aucun jugement moral. Ce qui se joue ici ce n’est pas tant la passion pudique et réservée, puis charnelle et douloureuse, entre deux femmes mais bien la conquête de leur liberté. Pour Thérèse, aspirant à devenir photographe professionnelle, il s’agit de « passer le cap » et d’assumer cette attirance irrésistible qui la conduit à Carol. Pour cette dernière, en instance de divorce, c’est la garde de sa fille qui l’empêche de vivre pleinement ses sentiments.

Par petites touches, la relation amoureuse se met en place : un regard, un rictus, une moue, une caresse sur l’épaule, électrisante, des cheveux qui se frôlent, un mot doux… Le film prend le temps qu’il faut pour révéler leurs caractères, pour détailler leur flirt jusqu’à l’acte charnel qui les « consacre » et les unit, pour faire émerger leurs failles et leurs souffrances. Pourtant, la fusion des chairs n'est pas l'avènement. Tout bouillonne en permanence. L'eau chauffe progressivement. Se refroidit parfois. Joue avec nos nerfs. L'effusion ne surviendra que dans les derniers instants de cette oeuvre qui, outre sa pudeur, se retient continuellement.
Incarnées par Cate Blanchett, splendide, et Rooney Mara, merveilleuse, on croit immédiatement à l'alchimie de ces deux femmes, singulières et classiques, en quête de liberté. On se met alors à fantasmer sur un film réalisé en 1952 avec les deux Hepburn, Katherine et Audrey, tant les ressemblances sont frappantes… Un rêve de cinéphile qui prends corps grâce à Haynes et ses deux actrices. Durant ce chaleureux hiver, leurs tempéraments vont s’affirmer, et leurs rôles s’inverser. La jeune fille sage et timide, discrète et manquant de confiance, va s’épanouir jusqu’à maîtriser son destin. La diva séductrice et dominante va au contraire fêler son armure, s’exposer, et jouer son avenir sur une décision aussi instinctive qu’égoïste. Ainsi Cate Blanchett décide de lâcher prise, fébrile et solide à la fois, lors d’une confrontation avec son mari et leurs avocats respectifs. Un grand numéro d’actrice.

Une catharsis communicative

Pour en arriver à cette catharsis, Carol a su harmoniser différentes tonalités, y compris dans cette image qui rappelle à la fois les photos de Vivien Meier et les tableaux d'Edward Hopper, quelques « punch lines » qui nous font franchement sourire, une enquête morale qui peut faire basculer le mélo dans le polar, ou encore le road movie à la Thelma et Louise. Mais lors de cette échappée vers l’Ouest, une « grande évasion » de cette prison qu’est l’Amérique engoncée dans ses valeurs, Thérèse se détache de son passé, et trouve le chemin de la liberté, tandis que Carol ne fait que fuir son présent, et il va la rattraper. Cette fugue va les séparer, seul rebondissement réel avant la fin du film. C’est sans aucun doute cette sobriété et cette bonne tenue du scénario qui peut faire croire à une œuvre assez lisse, presque trop belle, mais jamais fade.

Et c’est bien là que cet amour impossible, imprévisible va nous transporter. A l’instar d’Elle et Lui, ici Elle et Elle, c’est bien une liaison dont on va se souvenir longtemps, an affair to remember. De l'obsession à l'émancipation, le chemin vers la liberté n'est qu'une série d'écueils qu'il faut surmonter. Pour son épilogue, l'intrigue est similaire : se retrouveront-elles ? Le premier plan du film nous les présente au Ritz à New York, autour d’un thé. On sait juste qu’elles ne vont pas passer la soirée ensemble. On ne sait rien de ce qui les amenées à cette table. A dix minutes de la fin, Todd Haynes nous fait revenir à cette même séquence, procédé classique. Le spectateur ne peut pas prévoir l’épilogue. Il y a tous les éléments pour qu’il soit amer. Un rendez-vous trop tardif, un acte manqué… Tout semble cassé. Thérèse est une autre femme. Carol est devenue vulnérable. Ne révélons rien de la séquence finale : car c’est bien en alternant leurs deux visages de face, sans un mot, en filmant amoureusement ses deux comédiennes, en succombant à leur beauté, que Todd Haynes, après avoir tant retenu son film, va, avec l’aide la jolie partition de Carter Burwell, nous bouleverser. Couper brutalement son film parce qu’il n’y a plus rien à dire, parce que nous avons compris, parce que notre imaginaire fera le reste. Et lorsque nous voyons une dernière fois le visage de Cate Blanchett, que l’écran devient soudainement noir pour faire place au générique, l’émotion nous étreint, violemment, et les larmes, salées, se déversent sans résistance. La beauté a cette faculté d’être poignante à qui sait la voir. Et Carol est un très beau film.

vincy



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