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Leviathan

Sélection officielle - Compétition
Russie


MAPS TO THE TZARS





«- Je venais peut-être boire le calumet de la paix !»

La musique est symphonique. Les paysages du grand nord russe somptueux. Pas âme qui vive. Ainsi s’annonce Leviathan. Pourtant ici le drame est intime, les bâtiments en ruine ou délabrés par le temps, la douleur est bien collective. Andreï Zviaguintsev a photographié la Russie actuelle en utilisant plusieurs angles à travers une famille plongée dans des dilemmes insurmontables et des notables qui abusent de leur pouvoir.

Cela donne un résultat cacophonique, où les tonalités sont parfois trop dissonantes pour rendre l’ensemble harmonieux. Avec beaucoup moins de puissance dramatique que ses précédents films, le réalisateur russe ne parvient pas à nous emporter dans son élan tragique digne de la littérature russe classique. Sans doute, Zviaguintsev a-t-il été trop ambitieux en voulant juxtaposer un film noir, pour ne pas dire un tableau très sombre de la Russie, une comédie humaine où le cocasse et la dérision servent de soupapes de sécurité, un pamphlet politique, qui ne se protège derrière aucune métaphore.

Car c’est ici que réside tout l’intérêt de Leviathan. Le film est une critique frontale de la Russie de Vladimir Poutine. Pourtant, tout est diplomatiquement correct côté dialogues. C’est bien l’histoire elle-même qui révèle le degré de déliquescence du pays : corruption, association de malfaiteurs (en l’occurrence une procureure, une juge, un chef de la police, un prêtre autour d’un maire qui se situe au dessus des lois). Le cinéaste nous fait un tableau de tous les défauts du système Poutine, qui fait revenir la Russie au système féodal des Tsars. Cette dislocation d’une famille modeste par un système institutionnel tout-puissant, immoral et pourri devrait cependant produire en nous un sentiment de révolte. Or, il n’en est rien. Nous sommes assommés par tant de pessimisme, sonnés par l’impasse dans laquelle le cinéaste nous enfonce.
Loin de ces petits marquis de Province, le peuple russe semble abandonné à son sort, sans aucun recours possible. Il noie ça dans la vodka (qui inspire les dialogues les plus drôles). Ivres et donc irresponsables, comment peuvent-ils se rebeller ? Ils sont eux-mêmes coupables de leur propre malheur. Même aidées d’un avocat de Moscou, les petites gens sont face à une police soumise à sa hiérarchie qui craint elle-même le maire, un tribunal vide ou une juge absente. Et même avec des moyens de pression indéniables, la force et ses méthodes mafieuses reprennent leurs droits, que l’église couvre hypocritement par un discours qu’elle sait inapplicable dans un pays où la cupidité et le cynisme ont remplacé toute vérité et justice. Même s’il espère que la vérité éclate un jour pour que justice soit faite. Mais il ne semble pas y croire plus que ça…

Reconnaissons à Zviaguintsev un courage rare dans le 7e art, dans le contexte actuel. Il ne serait pas étonnant que son film soit bridé voire censuré par les autorités russes. La séquence de la chasse est à ce titre éloquente. Puisque toutes les bouteilles de vodka ont été brisées par les tirs, l’un des convives arrive avec les portraits des Lénine, Staline et autres Brejnev. De belles cibles. « Et pour les derniers ? » La réponse est laconique et très ironique : « On n’a pas le recul historique. » Manière de ménager le pouvoir actuel tout en les mettant dans le même panier.

C’est regrettable que le cinéaste ne réussisse pas à équilibrer toutes les variations de style : thriller, farce, tragédie, drame, entre réalisme social et allégories visuelles (le démantèlement de la famille est illustré par la destruction de la maison, ce décor si familier où une grande partie du film se déroule). Parfois le montage ressemble à un de ces best-sellers où on laisse en suspens le lecteur, avant de passer à un autre récit, en attendant de connaître la suite. Mais l’idée ne fonctionne pas à chaque fois, et souvent le spectateur anticipe très bien ce qui est survenu. Sans doute est-ce là que réside la faiblesse du film. La mise en scène, bien que soignée et techniquement irréprochable, ne donne aucune ampleur au film, qui s’avère, au final, profondément pessimiste et désespérément humaniste. On ressent alors comme une bonne gueule de bois qui nous ferait déchanter et nous conduirait sous une douche froide. C'est peut-être là qu'il faut chercher le mérite du film, davantage que la bravoure d'un réalisateur à exprimer par le cinéma son point de vue sur un pays qui a oublié son peuple.

vincy



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