1952
Othello

de Orson Welles
(Maroc)
Zoom sur l'année 1952
Les Prix et Jurys

La rage de créer.
Il y a de ces films qui nous laissent muets et comme assomés de bonheur. On contemple chacun de leurs plans comme autant de miracles. Le mot n’est pas trop fort pour qualifier Othello, le film quasi-maudit d’Orson Welles qui faillit bien ne jamais ne se rendre jusqu’à nous. Quatre années de labeur dans des conditions moins qu’idéales, un tournage difficile, éclaté et sporadique sans cesse interrompu faute d’argent... ou d’acteurs (le rôle de Desdémone sera tenu par deux actrices avant d’incomber à la Québécoise Suzanne Cloutier qui ne sera elle-même plus disponible lors du doublage final des dialogues), une année complète de montage... et un accueil plutôt désastreux aux États-Unis, qui compromettra grandement la distribution subséquente du long métrage à travers le monde et le temps ! Miraculeux aussi ce film indépendant d’Orson Welles parce qu’au bout du compte, il ne fait aucun doute qu’il s’agit bel et bien d’un chef-d’oeuvre.

Alliant son amour pour Shakespeare et l’expression théâtrale à son génie purement cinématographique et son penchant pour l’expérimentation formaliste, Welles a conçu une oeuvre visionnaire en parfait équilibre entre le classicisme et la modernité. Dès les premières minutes, le cinéaste étalle son jeu. Il ose ouvrir le film en nous exposant la résolution de la pièce: Othello et Desdémone sont morts et Iago est chatié. Ce dernier flotte au-dessus de la lente procession funéraire, accroupi dans une cage ajourée qui se balance au gré du vent marin de la Méditerrané. Sur la bande-son un requiem macabre se fait entendre. Les choeurs sont violents, les accords à la limite de la dissonance. Tout comme le sont d’ailleurs les cadrages obliques et le montage eisensteinien que Welles utilise pour échaffauder la représentation à la fois onirique, baroque et expressionniste de « sa » tragédie. Parce qu’il n’y a pas que le prologue qui soit pregnant d’images sidérantes de par leur force graphique et leur charge émotive: c’est tout le film qui prend ainsi l’allure d’une architecture démente, en parfait accord avec l’esprit torturé de son héros... mais peut-être aussi de son réalisateur. Des dires d’Orson Welles lui-même, Othello a bien failli le tuer.

Puisqu’il m’apparaît impossible de rendre justice au film en peu de mots, je m’en remets à Troiani, un des cinq directeurs-photos à avoir oeuvré sur la production. À un interviewer s’extasiant sur la magnificience des compositions plastiques du film, ce dernier répond qu’il ne devine là que la moitié du génie de Welles. Parce qu’il faut savoir que la première partie du tournage s’est fait avec une caméra Mitchell au viseur « parallaxe », c’est-à-dire décallé. Ce qui veut dire que Welles a dû calculer mentalement le degré parallactique du cadrage à choisir sur le plateau pour qu’au bout du compte, à l’écran, nous voyions apparaître l’image qu’il avait en tête ! Un exploit de géométrie que Troiani ne s’explique toujours pas. « Nous tournions des plans spatialement décallés qui ne faisaient aucun sens. Un bout de nez... une épaule... Travailler avec Welles a ruiné ma carrière. Lorsque vous avez connu un tel génie, le reste ma foi... ».

Johanne Larue


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